Journal de recherche


Propositions de recherche Lucie Ryzova

Le 18 février 2004, par Lucie Ryzova

Ce que je peux commencer a faire tout de suite est le travail de création d’un corpus iconographique sur l’Égypte. L’approche sémio-historique me semble la plus proche de ce que je pourrais faire, quoi que l’approche ou l’axe sociologique me tente aussi mais reste dépendante du fait de trouver des sources à partir desquelles l’on pourrait effectivement étudier les pratiques et la conduite en Égypte en temps des notables. Comme tu le dis dans ton projet, la reconstruction d’un paysage de circulation urbaine en Égypte dans la période dite libérale serait une bonne chose. Mais a partir de quels sources ? Mais cette question va peut être disparaître à partir du moment où un corpus d’images, des narrations et des discours va commencer a voir le jour, et les choses vont peut être surgir toutes seules.

La caricature, une source historique spécifique

J’ai des espoirs en ce que concerne les caricatures, où les Égyptiens ont toujours été très forts. Dans d’autres travaux que je fais, j’utilise beaucoup les caricatures, que je considère être une chronique du quotidien sans pareille (une sort d’intimité publique). Les choses qui sont évidentes pour tout le monde ainsi que essentielles pour la compréhension de transformations de pratiques ne sont souvent visibles qu’à travers des caricatures. Un exemple provenant de le problématique de la position de la femme en Égypte dans les années 1920 et 1930. Les écrits des femmes activistes parlent du point de vue philosophique de la chose. Les films et les nouvelles se joignent a ce discours en créant une femme moderne idéal-typique, militant pour son éducation mais restant la parfaite épouse et maîtresse de la maison. Le caricatures offrent un angle différent et unique a la problématique : les détails quotidiens que l’on peut néanmoins interpréter. Elles abondent en images des femmes voilées mais portant des jupes courtes. Elles montrent des petites situations du genre hommes s’arrêtant et observant les jambes des femmes, témoignant d’un malaise soudain que la "mode" a importe. D’autres caricatures introduisent une femme toujours plusieurs fois plus grande que son mari, qu’elle bat d’ailleurs. Encore ici, expression d’un malaise issue du changements des relations entre les sexes, perte de l’équilibre et du sens des proportions (la sphère publique étant dominée par les représentations du point de vue masculin, nous voyons ici l’insécurité masculine bien sûr). Mais personne ne dira dans ses mémoires que les jupes deviens plus courtes d’une année a l’autre, chose qui crée un espace public urbain bien plus coloré qu’avant, introduisant des nouvelles formes de questions et pratiques sociales. Tout le monde va dire l’éducation des filles c’est très ! bien, mais personne va admettre on n’aime pas les jupes mi-genoux, car ça met en danger notre honneur, celui de nos femmes et filles. Ou encore, les gens vont rarement dire « on aime regarder ça, on allait a Groppi pour pouvoir regarder les décolletés de femmes ».

Alors je vais voir ce que les caricatures égyptiennes peuvent nous dire sur les « conduites urbaines ». Est-ce que tu comptes inclure les passants et relations entre les passants et la mobilité spatiale et ses mutations, ou faut-il que l’aspect "voiture" y soit toujours dominant ? En Égypte un grand sujet de débat et agent de changements fut aussi le tramway. Mais je dois avouer que l’aspect mobilité spatiale dans la ville (relations entre espaces urbains séparés et leurs sémiologies ainsi que transformations) -d’ailleurs inséparable d’une mobilité sociale-m’intéresse beaucoup.

La construction d’un corpus d’images

Je propose donc de commencer a recueillir un corpus d’images comprenant : 1) les caricatures, 2) les publicités (sont elles traduites des langues étrangers ou sont-ils crées spécifiquement pour un public égyptien ? Et si oui, selon quelles modalités et logiques ?), 3) les photographies de l’époque ayant pour objet la rue et la circulation, soit journalistiques ou privées. Il va de soit que en parcourant les magazines de l’époque je vais aussi chercher les articles pertinent. Je te fais un liste de films, la voiture y joue souvent un rôle fétiche et le fait d’en conduire une est un signe évident du statut social ; on se sert aussi pas mal des accident pour construire une "histoire".

Je vais tenter de rassembler les matériaux écrits aussi, mais il faut que tu me dise peut être ce que tu as déjà trouvé lors de ton voyage au Caire. J’ai à la maison : Annuaires Statistiques années 1916, 1921-22, 1927-28, 1931-32, 1935-36, 1940-41, 1942-43 ; l’Annuaire de la Royal Automobile Club d’Égypte pour l’année 1928 comprenant, entre autre, un code de la route ; un "Livre d’Or de la Police égyptienne" de 1946 comprenant une chapitre sur le "problème de la circulation" (une proposition pour faire les marques de voiture plus effective dans la poursuite des criminels et au cas d’accidents) ; statuts de la Royal Automobile Club de l’année 1924 et nouvel statuts 1936 ; papiers privées (un dossier) du Emir Lutfallah (président de la Royal Automobile Club dans les années 1930 et 40, ex-propriétaire du palais de Gezira ou l’hôtel Mariott actuel). Ces derniers sont un peu décevants. A part des invitations au banquets et quelques demandes d’immatriculation de voitures, il y a peu de substance. Mais c’est un artefact intéressant.

Automobile et construction sociale de l’efendiya

Pour répondre a ta question sur la manière dont le projet s’inscrit dans ma recherche. La question des conduites urbaines tombe directement sous mon intérêt pour les transformations sociales et culturelles (urbaines) sous la période de la monarchie. L’espace public est un espace de contestations mais aussi de négociation de ces changements. Des bouleversements et des ajustements, ainsi que ces changements s’expriment tout d’abord dans cet espace public. Dans la période en question, le processus de modernisation étatique a été défié par un processus de modernisation par le bas, l’émergence des nouvelles pratiques parmi des couches non-privilégiées de la population. Je pense bien sûr aux pratiques associées à l’émergente "classe moyenne" indigène, la effendiyya des années 1930 (très différente sociologiquement de la effendiyya des générations précédentes). L’idée de la effendiyya est que ils sont porteurs d’une modernité indigène, qui refuse a la fois la "tradition" et "l’arriération" de leur pères, ainsi que la modernité "corrompue" des pachas. L’importance de ce groupe pour notre projet est que la effendiyya fut le principal consommateur (et très souvent aussi producteur) de tous ces journaux et films lesquels nous voulons explorer pour la création du corpus. L’automobilisme comme pratique cesse être un objet associe avec la haute bourgeoisie égyptienne et levantine et devient "appropriée" par les effendis, une tendance apparente dans certains films dans les années 1940 (Habib al-Ruh, Anwar Wagdi - Anwar Wagdi, le grand héros de l’écran avait une faiblesse pour deux choses qui furent ses fétiches dans tout ses films : les uniformes et la voiture). L’on peut dire que modernité ne se propage pas avec le fouet, la discipline, tout seule ; elle se répand bien plus facilement par le sucre... L’automobilisme, comme d’autres pratiques associées telles que le cinéma ou la presse populaire, fut ce sucre qui, comme dit mon directeur de thèse, persuadèrent les gens qu’ils veulent devenir "modernes" tout d’abord (encore ici, plein d’exemplaires dans les films). Je suis loin de dire que automobilisme fut une pratique répandue parmi les classes moyennes indigènes en Égypte dans les années 1940s, mais elle fut un fétiche, un rêve de celle-ci (avec une exception - Les Officiers libres avait très souvent une voiture, mais ils furent en tout cas une groupe privilégie parmi les effendiyya). Ce fétichisme de l’automobile est bien différent du début de siècle jusqu’aux années 1920, où la voiture fut associée plutôt avec danger démesuré pour le passant. L’identité du conducteur et du piéton dans cette période fut assez clairement définie en termes de classe mais aussi d’ethnicité. Cette frontière semble se dissoudre pendant les années 1930 et 1940 avec la "démocratisation" de la pratique (mais c’est dans doute un trait universel) et avec la effendiyya.

Automobile, sécurité et modernité

L’automobilisme est fortement liée a une autre pratique naissante et devenant rapidement plus populaire, celle du tourisme égyptien en Égypte et dans les pays étrangers. Mais la voiture et sa conduite n’est jamais simplement un signe de l’identité de classe tout court. Elle est signe du statut de celui qui se défini en tant que "moderne". La qualité "d’être moderne" s’exprime par des signes tels que la conduite d’une voiture, et elle est ensuite constitutive d’un statut social, si je m’exprime bien. C’est-à-dire que des personnes ayant un revenu comparable peuvent avoir un statut social très différent (un peut être bien plus marginal que l’autre) si l’un est perçu comme "moderne" et l’autre ne l’est pas. Certainement ces deux mondes (celui qui se définit comme "modern" et l’autre "non-modern") se contestent la rue. Dans ce sens, la question de(s) conduite(s) urbaine(s) s’inscrit en effet en tant que "case-study" dans le cadre de ma thèse.

Je vais juste ajouter à mes propos très préliminaires deux observation également préliminaires a propos de l’iconographie : 1) la question de la sécurité routière se joue souvent sous des termes de "moderne" et "non-moderne" ou "arriéré" déjà évoqués. Cela est bien visible dans les quelques caricatures que je t’avais envoyées, où le piéton ou marchant ambulant avec son âne qui se fait écraser par une voiture est disqualifie en tant que "stupide" (lire "arriéré"). Mais ce n’est pas seulement le "traditionnel" qui est disqualifié dans l’iconographie ; l’excès de modernité elle est lui aussi souvent tourné en dérision en tant que "folie". 2) L’iconographie est fortement liée au genre et à l’identité sexuelle. L’iconographie est souvent "gendered". La liaison entre la conduite et la femme est justement l’expression de cette "folie" de la modernité, de sa perversion. Mais il faut voir bien plus d’images. Assez pour aujourd’hui. Je serais très heureuse de recevoir les commentaires et suggestions pour la direction a prendre.


">())]


Site réalisé avec  S P I P  par  ENS LSH - CEDILLE